Ah, cet imbécile de réveil qui n’arrêtait pas de sonner. Jamilia hésita un court instant entre le balancer par la fenêtre ou se rendormir en faisant semblant de ne pas avoir entendu la sonnerie stridente qui s’était déclenchée il y a maintenant une dizaine de minutes. La première solution était tentante, mais elle ne voulait pas avoir de problèmes avec le voisinage, surtout qu’il était en partie composé de personnes âgées qui ne comprendraient surement pas le pourquoi du comment elle aurait jeté son réveil par la fenêtre. Elle voyait déjà toutes ces bonnes femmes marmonner en secouant la tête « les jeunes d’aujourd’hui. A mon époque, on se levait à l’aube, avec le gentil coq qui chantait aux aurores. Jamais on n’aurait osé le jeter. » L’appareil ne sembla pas ressentir son état d’esprit ainsi que ses idées meurtrières, et continua sans broncher de lui casser les oreilles. Jusqu’à ce que la main droite de la jeune fille s’abatte violemment sur le bouton arrêt, ce qui le stoppa net. Elle voulait juste dormir. C’était si difficile à comprendre ? A en croire les occupants de la villa d’en face, qui avaient organisé une soirée karaoké « comme au bon vieux temps » jusqu’au bout de la nuit, oui c’était difficile. Du coup Jamilia avait sombré aux alentours de quatre heures du matin, au rythme de vieilles chansons disco estropiées par les petits pépés qui voulaient se souvenir de l’époque où ils pouvaient encore attraper un verre et en boire le contenu en moins de cinq minutes. Elle ferma les yeux . Pour les ouvrir une heure plus tard, lorsque le soleil fut assez haut dans le ciel pour éclairer sa chambre.

C'est-à-dire que maintenant, elle était vraiment en retard. Elle s’habilla rapidement avec les premiers vêtements qui lui tombèrent sous la main, un short en jean délavé qui semblait avoir survécu au bombardement atomique d’Hiroshima et d’un débardeur blanc qui avait également vu des jours meilleurs. Elle se brossa les dents, attrapa son sac et s’élança vers la porte d’entrée, en espérant pouvoir éviter le propriétaire de son appartement qui désormais venait tous les matins devant sa porte pour réclamer ses trois mois de loyer de retard. Elle passa les clés dans la serrure en essayant de faire le moins de bruit possible, et jeta un coup d’œil dehors. Et non, pas de bol, il l’attendait de pied ferme aujourd’hui aussi.

« Le loyer. » dit-il. Comme si elle ne savait pas. Mais, justement, elle fit semblant de ne pas comprendre.
« Pardon ? »
« Ne jouez pas au plus idiot avec moi, mademoiselle. j’aurais peur de perdre. » Il rit un instant de sa blague en lui lançant des regards du genre elleestbonnemablaguehein ? Vraiment hilarant. « Je veux que vous me payiez immédiatement. »
«Ahhh oui. Le loyer. Euh.. Mais oui bien sur. » Elle fouilla dans son sac pour trouver quelque chose qui détournerais l’attention, et elle en sortit une grande enveloppe en papier kraft.
« Vous voyez cette enveloppe ? »
« Il y a mon argent dedans ? »
« Pas tout à fait. C’est des photos pour Vogue. Ils vont me payer aujourd’hui. Un gros chèque. »

L’homme la regarda méfiant, mais le ton assuré qu’avait adopté la jeune fille parut le convaincre et il la laissa tranquille. Merci au Seigneur d’avoir inventé les excuses bidon. Parce que bien évidemment, Jamilia n’avait jamais eu de contrat avec un grand magazine, et encore moins avec Vogue. Elle aurait bien aimé…
Elle sortit, en profitant du soleil qui réchauffait sa peau, les lunettes de soleil sur le nez et les tongs à la main…

Jamilia cherchait en vain un moyen de rentrer chez elle avec de l’argent. Si elle parvenait à rentrer, s’entend. Elle parcourut le répertoire de son portable maintes et maintes fois, à la recherche de quelqu’un qui pourrait la dépanner. Si elle ne trouvait pas cet argent au plus vite, elle était sure que le proprio la mettrait à la porte et elle devrait sans doute demander à ses parents de lui payer un nouvel appartement. Même pas en rêve. Elle passa devant un couple, mais n’y prêta pas vraiment attention jusqu’à ce qu’elle entendit la jeune femme lancer une belle insulte. Jamilia ne put s’empêcher de sourire. Si seulement elle avait eu le même cran qu’elle ce matin… Elle ralentit un peu l’allure, pour voir la suite de la dispute. Mais à sa grande déception, l’homme ne tint pas compte de l’attitude de sa compagne. Il se leva, et se dirigea vers elle. Jamilia fit semblant de ne pas l’avoir remarqué et continua d’avancer.
Mais il finit par la rattraper et lui toucha l’épaule en la saluant d’un « Mademoiselle Lopez ! ». La demoiselle en question ne se retourna pas tout de suite. En général, quand on l’interpellait comme ça, c’était pour lui demander quelque chose. Et en ce moment, c’était de l’argent… Elle tourna vivement les talons pour faire face à l’inconnu et lança sans réfléchir :

« J’ai pas votre fric, alors allez voir ailleurs si j’y suis. »

Et failli trébucher. Parce que l’inconnu qui se tenait devant elle n’était pas si inconnu que ça finalement. C’était Skyler Fitzpatrick, la dernière personne qu’elle aurait voulu voir aujourd’hui. Cookie, qui avait réussi là où elle avait échoué. En même temps, elle avait laissé sa carrière de photographe battre de l’aile, lui s’était donné à fond, et voilà les résultats. Jamilia aurait avoué avec peine que chaque fois qu’elle ouvrait un magazine et qu’elle voyait les photos magnifiques de mannequins tout aussi sublimes signées du nom de Fitzpatrick, elle ressentait cette pointe de jalousie au fond de son cœur qui lui donnait envie de retourner dans le passé et se donner une bonne claque pour se ressaisir et faire son travail comme il le fallait. Peut-être que si elle faisait un sourire à l’air à peu près professionnel, elle pourrait se sentir son égale. Oui mais voilà, en une seule phrase elle venait de lui révéler qu’elle avait des problèmes financiers et qu’elle devait un paquet d’argent à certaines personnes. Elle ne put s’empêcher de rougir et se mordit la lèvre inférieure.

« Oh. Fitzpatrick. Je suis vraiment surprise de te croiser ici. »

Traduction : « je croyais qu’il y avait une piscine olympique avec jacuzzi et sauna dans l’hôtel que tu payes avec les milliers de dollars que tu gagnes par shooting, pas besoin d’honorer la plage de ta présence. » Mais ça évidemment, elle le garda pour elle. Elle s’apprêtait à ajouter quelque chose, pour sauver les apparences, quand une jeune fille passa près d’eux. Elle détailla Cookie tout d’abord, comme si elle examinait un plat qu’elle mourait d’envie de manger. Puis son regard se posa sur elle et ses traits se durcirent. De toute évidence, Jamilia représentait une rivale, et une rivale de taille. L’intéressée eut envie de lui hurler « On ne sort pas ensemble, alors tu peux mettre tes airs dédaigneux de princesse là où je pense. ». Elle reporta son attention sur Cookie et en faisant un gros effort elle réussit à amorcer un sourire.

« Bon, alors, comment vas-tu ? »